Pourquoi courir ?

 

Juillet 2024 :

Brève présentation : La course à pied est une activité naturelle et Sapiens est même une espèce particulièrement douée pour cela. La sédentarité l’empêche aujourd’hui d’exercer cette faculté. Courir, c’est apprendre à gérer l’effort, se replacer dans la nature, retrouver notre animalité, mais aussi découvrir des formes nouvelles de sociabilité, accompagner avec sérénité son vieillissement ou encore s’approprier l’espace.



Qui d’entre-nous – coureuses et coureurs – n’a pas dû répondre, en rentrant d’un entraînement ou en racontant une course à « Mais pourquoi tu fais ça ? », « Tu cours après quoi au juste ? » et autres interrogations de ce type ? La course à pied ne semble pas être une passion comme les autres. Poserait-on les mêmes questions à un peintre qui tous les jours s’atèle à sa toile ? A une musicienne qui s’exerce avec la même régularité qu’une coureuse ? Ou même à un cruciverbiste qui se plonge dans sa grille tous les jours ? Non, il semblerait que les passions artistiques ou intellectuelles soient des passions plus nobles, mieux reconnues.

L’effort

Il y a d’abord l’effort. La course à pied est un des sports qui demandent le plus d’effort (avec le squash). On peut faire du vélo ou nager sans vraiment se fatiguer, en courant on fournit nécessairement un effort plus intense. La coureuse et le coureur de fond apprécient l’effort et, prolongeant la célèbre citation de Camus, je dirais qu’il faut imaginer Sisyphe heureux... dans son effort. Fournir cet effort, c’est ce sentir vivre.

Observer notre capacité d’adaptation à l’effort est aussi quelque chose de fascinant. Quel plaisir de voir qu’avec un peu d’entraînement, on court facilement 15 km sans se sentir épuisé à l’arrivée, sans courbatures aucunes grâce à la régularité des entraînements et parfois aussi aux étirements !

« Né.e.s pour courir »

Le corps s’adapte très bien à la course, sport le plus naturel et le plus ancien qui soit, pratiqué depuis que l’humain s’appelle homo sapiens ! Le célèbre hebdomadaire scientifique, nature, titrait en novembre 2004 « Born to run » en référence à l’article de D. M. Bramble et D.E. Lieberman, « Endurance running and the Evolution of Homo » (PDF). Sous la pression de la sélection naturelle, nous avons développé un système unique de glandes sudoripares pour pouvoir suer abondamment ainsi qu’un système pileux très réduit par rapport aux autres primates qui nous permet de réguler facilement notre température corporelle dans l’effort.

Le corps se modifie suite à la pratique régulière de la course à pied. En ce qui me concerne, lorsque je me suis mis à courir en 2003, j’ai perdu en l’espace de moins de quatre mois, une quinzaine de kilos. J’ai pu assister à des transformations au niveau musculaire. Ce n’est certes pas la métamorphose du Hulk de mon enfance (heureusement d’ailleurs) mais c’est assez plaisant de voir les effets de la pratique d’une activité naturelle qui s’oppose ici à ce que font les culturistes dont le but premier est de sculpter le corps. Cette citation de Jean-Jacques Rousseau, « Plus le corps est faible plus il commande, plus il est fort plus il obéit », me revient souvent en mémoire, elle exprime la chance incroyable que nous avons d’être en relative bonne santé, de pouvoir courir régulièrement et facilement. Le corps peut alors s’adapter de façon assez harmonieuse et naturelle...

Le rapport à la nature et l’animalité

« Naturelle »... le mot est lâché. Une des raisons pour laquelle je cours est mon rapport à la nature. La course à pied est le seul sport que l’on peut pratiquer si naturellement, souvent en pleine nature, sans aucun artifice. On a tous en mémoire les peintures de coureurs nus sur les amphores grecques ou plus récemment la victoire de l’Éthiopien âgé de 28 ans, Abebe Bikila, au Jeux Olympiques de Rome, en 1960 : il avait couru les 42,195 km pieds nus ! Aujourd’hui, une bonne paire de chaussures suffit pour courir et c’est le seul sport que l’on peut pratiquer 24h/24 et 7j/7. Il m’est arrivé de courir tôt le matin où lorsqu’il fait nuit (ce qui survient assez tôt en hiver), il y a un aspect pratique indéniable. Pas d’horaire d’ouverture de piscine à respecter, pas de pneu crevé, de raquette mal cordée, de partenaire(s) à trouver… et pas non plus besoin qu’il fasse un grand soleil !

Bien des coureuses et coureurs connaissent ce dicton bien concis : « Il n’y pas de mauvaise météo, que des tenues mal choisies pour aller courir. » Et quel plaisir de sentir les saisons évoluer, sentir l’humidité, le soleil, le vent… et parfois même de rencontrer des animaux (cf. mon album d’animaux vus à Vienne en courant).

Courir, par la simplicité de l’acte, c’est aussi vivre son animalité, en faire l’expérience. Humains, nous nous déplaçons simplement comme d’autres animaux, au gré de nos désirs ou par nécessité. Certains courent pieds nus, d’autres avec des chaussures minimalistes, mais en tous les cas comme des animaux, puisqu’aucun accessoire n’est vraiment nécessaire.

Formes particulières de sociabilité

Puisqu’aucun artifice n’est vraiment nécessaire pour courir, les humains peuvent se retrouver en toute simplicité. La moitié au moins de mes ami.e.s sont des personnes que j’ai rencontré.e.s en courant. Des amitiés fortes peuvent se développer pendant ces longs moments passés à cheminer en pleine nature, côte à côte. Sans être interrompu par ce qui concerne le repas (les commentaires sur les plats etc.), par une sortie dans un lieu culturel (musées, théâtres etc.), rien d’autre à faire que de parler. Parler de nous, de nos projets, de nos inquiétudes, voire de nos angoisses. La posture physique, l’un.e à côté de l’autre, sans vraiment pouvoir se regarder dans les yeux, présente les mêmes avantages que la situation classique de l’analyse freudienne (ou d’autres chapelles), avec le divan et le psychanalyste en arrière de la tête du patient. Dans cette configuration de course, il est possible de s’épancher, sans être interrompu par les aléas du quotidien.

Les lieux sont aussi rattachés aux échanges. À Vienne, tel moment de la descente du Kahlenberg est associé aux confidences d’un ami coureur ; au fond du Prater près de la Lusthaus, je me souviens d’échanges assez poussés avec mon ami Bill sur la survivance des Jeux olympiques (dont je suis un adversaire résolu). Un coureur rencontré par hasard près des sources de la Loire m’a invité à deux reprises chez lui à Saint-Étienne, pour que je puisse prendre le départ de la Saintélyon (course de nuit de 70 km, départ minuit pendant le premier week-end de décembre, cf. récit de ma participation en 2012).

Enfin, comme pour d’autres activités pratiquées avec assiduité, la course à pied est moyen extraordinaire de rencontrer des personnes d’autres milieux. C’est une activité populaire dans le bon sens du terme, accessible à tou.te.s (contrairement au golf, à la plongée ou au tennis). Mon premier partenaire de course était pompier, grâce à mes sorties en courant j’ai parmi mes ami.e.s un imprimeur, une dentiste, un gendarme, un journaliste, un géomètre fiscal (si si, ça existe !), un agent commercial, un ingénieur, un enseignant…

 Courir et accompagner sa vieillesse

Le coureur n’a besoin de compter que sur lui, sur ses muscles et sa volonté. La course à pied, contrairement à de nombreux autres sports, permet de progresser rapidement et de façon assez certaine au départ, pourvu qu’on en ait la volonté. Il y a bien sûr un moment où les progrès sont plus lents ou plus difficiles à obtenir, mais comme l’âge avance, rester au même niveau relève encore de la performance. La course de fond a d’ailleurs ceci de particulier qu’elle peut être pratiquée très tardivement. J’ai été surpris lors de mon premier marathon fin novembre 2003 de constater que l’âge moyen tournait autour de 40 ans (précisément 42 ans au marathon du Mont Saint-Michel de 2003). Un collègue physiologiste me disait que l’âge idéal était la fin de la trentaine. Bien sûr, aujourd’hui beaucoup de champions sont des Kényans ou Éthiopiens d’une vingtaine d’année mais le récent champion du monde Eliud Kipchoge (2h01 à Berlin en septembre 2018) avait près de 34 ans et les coureurs que nous sommes ne courent de toute façon pas dans les mêmes catégories.

Il n’y a pas que des raisons physiologiques au fait que les marathoniens sont souvent plus vieux que dans d’autres sports. Des raisons psychologiques sont incontestablement à prendre en compte. Pour le marathon, il faut savoir gérer son effort, ne pas partir trop vite, ne pas négliger les ravitaillements, laisser passer sans arrière pensée les coureurs qui vont plus vite, bref, une certaine forme de sagesse qu’on acquiert avec l’âge.

Avec l’âge, les chronos s’allongent sur des distances fixes, comme le semi-marathon ou le marathon. Même chose sur les trajets qu’on emprunte à l’entraînement. Cependant, constater qu’on reste capable de couvrir ces distances, c’est accepter son vieillissement et assister à son évolution.

Le dépassement

La course de fond, c’est un dépassement de soi. On court seul. Même si lors des courses officielles on est entourés, on court d’abord pour soi, pour s’améliorer, se sentir vivant dans notre corps. Le dépassement de soi-même est bien plus important que le dépassement des autres coureurs !

Il faut, pour le marathon et autres longues courses en nature, une certaine volonté pour parvenir à une maîtrise de soi, de son corps, notamment pour les moments, parfois, où la souffrance peut se faire sentir. C’est d’ailleurs un préjugé contre le marathon – et plus encore contre ce qu’on appelle les « ultras », les courses sur 80 km ou plus – : certains nous qualifient de masochistes. La souffrance n’est cependant pas l’objectif. Pour pratiquer le marathon, il faut de la rigueur dans l’entraînement. Il faut « avaler des kilomètres », pour moi entre 60 et 80 km par semaine, selon les périodes. Cela suppose une certaine volonté pour prendre ses chaussures de course lorsque le thermomètre frôle avec les négatifs, lorsqu’il pleut, lorsqu’on a du boulot, une famille ou simplement « pas envie ». Courir quoi qu’il arrive au moins quatre à cinq fois par semaine, cela aiguise sans doute une certaine forme de volonté qui peut servir dans d’autres domaines.

Un sport « intellectuel » ?

La course à pied sur la distance du marathon constitue un sport « intellectuel », selon la célèbre devise de Juvenal anima sana in corpore sano, dont l’acronyme a été utilisé pour le nom d’une marque bien connue des coureurs. Courir ne serait-ce que 2h apporte un sentiment de plénitude et de sérénité sans pareil. Cet état d’esprit peut être mis à profit pour des périodes de fortes concentrations : écrire, lire, jouer une longue partie d’échecs… À une époque où le déficit d’attention devient chronique, être capable de rompre le quotidien avec une longue sortie de course à pied devient un acte presque révolutionnaire : refuser les sollicitations numériques, les alertes, les appels et autres « notifications ».

L’endurance pour mieux endurer

La course d’endurance, c’est aussi une technique de soi, d’autant plus importante que le temps passé à courir est important. Michel Foucault définissait les techniques de soi comme celles qui « permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité. »

Éprouver son corps, le mettre à l’épreuve, c’est aussi éprouver son esprit et mieux le connaître. Les témoignages sont nombreux de tous ces citadins devenus adepte de l’ultratrail en pleine nature et qui rapportent avoir gagné en sérénité, en endurance pour leur travail comme pour leur vie privée : être capable de mieux endurer. Au « Connais-toi toi-même » du frontispice du Temple de Delphes, on pourrait ajouter « cours un ultratrail », même si, bien sûr, il existe d’autres voies d’accès à cette connaissance.

Le statut des compétitions

Pour parler d’une course organisée, on parle souvent de ‘compétition’ et d’aucuns nous reprochent un « esprit de compétition ». Dans la course, il s’agit pourtant avant tout, comme je l’ai expliqué, d’un dépassement de soi. Un marathon avec d’autres coureurs apporte par ailleurs une saine émulation. C’est Albert Jacquard qui expliquait en ces termes la différence entre l’émulation et la compétition :

« Si un jour, on propose à Jacquard de faire une course avec Carl Lewis, Lewis gagnera probablement, mais jamais Albert Jacquard n’aura aussi bien couru ! Cela c’est l’émulation. La compétition, c’est si Jacquard fait un croc-en-jambe à Lewis pour gagner quand même... Le sport c’est très beau, mais la compétition tue le sport. L’émulation, c’est se battre contre soi-même grâce à l’autre tandis que la compétition, c’est gagner à tout prix. Notre société nous dit qu’il faut être compétitif donc passer avant l’autre, ce qui tue les échanges et l’interaction. Elle nous dit de détruire l’autre, or l’autre est la source. Une vie axée sur la compétition est une vie destinée a être détruite... Il ne faut pas enseigner cela aux enfants. Surtout pas ! Il faut leur apprendre a être intelligents comme eux-mêmes et pas comme quelqu’un d’autre. Il faut leur enseigner à construire leur bonheur. »

« Reclaim the streets »

Une course officielle, c’est aussi une forme de reconnaissance vis-à-vis du public : des rues sont réservées, toute une organisation est mise en place pour fêter la course à pied et l’atmosphère n’a rien à voir avec celle qui peut régner au Parc des Princes ou sur la Canebière un soir de foot ! Dans chaque course j’ai vu des coureurs en soutenir d’autres, les plus entraînés prennent souvent un peu de temps pour donner des conseils à d’autres, le mot d’ordre est bien la solidarité et pas la compétition. C’est aussi un des rares sports où nous sommes tous ensemble, amateurs et professionnels. Une seule course pour tous, que l’on soit le kenyan qui finit sous les 2h10 ou le retraité qui vit sa passion à 60 ans. De plus, lors de chaque marathon, des groupes de musiciens animent le parcours, le public encourage des anonymes, des volontaires tiennent les stands de ravitaillement dans la bonne humeur, l’ambiance est tout simplement agréable.

Un marathon, comme il y en a à présent dans toutes les grandes villes, c’est aussi une réappropriation de l’espace. Les voitures disparaissent, la piétionnisation est presque intégrale, comme lors des masses critiques (le mouvement international « critical mass » invite à occuper l’espace avec les vélos) ou selon l’objection du « Reclaim the streets »

S’approprier l’espace

On peut courir partout ou presque. Courir, c’est découvrir l’ailleurs, s’approprier les lieux. Arrivant dans une ville inconnue, coureuses et coureurs commenceront par la découvrir en courant, reliant les parcs et autres grands jardins. Cette idée se rapproche d’une forme d’expression de l’identité juive, refusant l’idée de patrie. C’est ce qui m’a inspiré pour écrire une « Excursion philosophico-sportive autour de la course à pied » dans mon livre sur l’identité juive athée (Athée et Juif. Fécondité d’un paradoxe apparent, Ed. Matériologiques, 2016). En voici un extrait : « Dans le célèbre chapitre de son Invention du quotidien intitulé « Marches dans la ville », Michel de Certeau établit un parallèle entre les trajets des citadins et la textualité de la ville, sans cesse redéfinie par ses habitants. Il évoque ‘un style d’appréhension tactile et d’appropriation kinésique’ que l’on peut étendre à la pratique de la course à pied puisque celle-ci permet de décupler les distances parcourues.

Le mythe

Enfin, le marathon est aussi une épreuve mythique et c’est sans doute pour les coureurs un moyen de trouver de la reconnaissance auprès de leurs proches. Depuis des siècles, le marathon est une course particulière (remportée par un berger grec, Louis Spiridon, aux premiers JO modernes, en 1896). Une course mythique chargée d’histoire et de symboles.

 Pour toutes ces raisons, la course de fond est une passion particulière, souvent mal comprise, que ce bref texte espère réussir à partager, au moins en partie !


Quelques textes que j'ai publiés sur la course à pied :